11.
Chez Harald aux Dents bleues

— Faites entrer les béorites ! cria une voix grave et agressive.

Les deux immenses portes de bois qui menaient à la salle du trône de Harald aux Dents bleues s’ouvrirent dans un grincement sonore et strident. Les béorites, Banry en tête, s’avancèrent dignement vers le roi. De chaque côté de l’allée conduisant au trône, des centaines de Vikings s’étaient massés pour voir les hommes-ours. Les hommes du Nord avaient les yeux ronds et tâtaient nerveusement leur arme. Hulot Hulson dit la Grande Gueule devança Banry et s’arrêta devant l’immense trône de bouleau blanc du roi. Comme le voulait la tradition, Hulot y alla d’une présentation solennelle :

— Nous, les fils d’Upsgran, dernier des villages de béorites du Sud, sommes venus à vous pour vous aider dans votre quête. Un de vos émissaires est venu en nos terres, implorant notre aide. Nous sommes des gens de cœur et de courage. Bien que notre race se mêle peu aux humains, nous avons décidé de combattre sous vos ordres ! Je vous présente les braves qui ont affronté mille et un dangers pour…

— FERME TA SALE GUEULE D’OURS MAL LÉCHÉ ! hurla le roi avec haine et mépris. Montre-moi ce que tu apportes pour l’effort de guerre et nous verrons ensuite si j’ai envie d’entendre tes sornettes !

Helmic voulut sortir sa hache et bondir sur ce roi grossier et ingrat, mais Alré l’en empêcha en l’exhortant discrètement au calme. Chemil s’avança et déposa aux pieds d’Harald la cassette pleine de saphirs. Le roi la fit ouvrir par un de ses hommes. Devant la splendeur des pierres, il s’exclama :

— J’accepte votre présent avec plaisir ! Maintenant, foutez-moi le camp et allez-vous perdre dans les bois pour qu’on vous oublie.

— Mais… fit Hulot, perplexe, mais… je ne comprends pas ! Avons-nous fait quelque chose qui vous déplaise ?

— Vous arrivez trop tard, bande de stupides animaux de cirque ! cria le roi, hors de lui. Vous savez ce que cela veut dire… TROP TARD ? Il n’y a plus de guerre et plus de combats. Les peuplades du Nord ont signé une entente avec l’Ancien dans la montagne.

— Mais… les bonnets-rouges… ne vous attaquent-ils pas ?

— Les bonnets-rouges et les merriens sont maintenant avec nous, dit Harald en ricanant. La grande armée viking ne servira pas à détruire la bête de feu, mais plutôt à l’aider dans sa noble tâche.

— Et quelle est cette si noble tâche ? demanda Alré en glissant subtilement la main sur son arme.

— Celle de conquérir le monde ! lança Harald comme s’il s’agissait d’une bonne blague. C’est exactement ce qui va se produire. Les Vikings savent où se trouve leur intérêt supérieur. Retournez chez vous, petits béorites insignifiants, et préparez-vous à la visite des gobelins. Si vous leur remettez tous vos objets de valeur, tout votre or, vos pierres et votre argent, peut-être vous laisseront-ils en vie !

Il y eut à ce moment un grand éclat de rire général dans la salle. Les Vikings se moquaient des hommes-ours, les narguaient et leur lançaient des insultes. Les hommes du Nord s’avançaient et entouraient lentement les béorites. Leurs intentions étaient claires : ils n’avaient pas envie de laisser partir les hommes-ours. Mais les béorites n’allaient pas se laisser faire. Banry se pencha vers Béorf et lui dit à l’oreille :

— Tu vois pourquoi notre peuple s’est toujours tenu à l’écart des humains ! Si ton ami le jeune magicien… car il est magicien, n’est-ce pas ?

— En quelque sorte, confirma Béorf.

— Bon, s’il a un truc pour nous sortir d’ici, il faudrait qu’il l’utilise, sinon tout cela va se terminer dans un bain de sang. Nos amis vont bientôt sortir leurs griffes et plus rien ne pourra les arrêter.

— C’est à toi de jouer ! lança Béorf en se tournant vers Amos.

Le jeune porteur de masques s’avança vers le trône. Le roi fit calmer l’assistance d’un geste ferme et autoritaire. Puis il dit :

— Tiens ! en voici un qui n’est pas de leur race. Ses sourcils ne se rejoignent pas au-dessus de son nez et il n’a pas encore de barbe ! Tu dois être un humain, vermisseau ?

— Croyez-vous aux elfes ? demanda naïvement Amos.

— On dit qu’ils existent, mais je n’en ai jamais croisé ! répondit le roi ironiquement. C’est comme les fées ! Moi, tout ce que je vois, ce sont des gobelins !

— Eh bien, voyez de vos yeux ! lança Amos en dévoilant ses oreilles.

L’assistance eut un mouvement de recul. Les hommes-ours se regardèrent les uns les autres, incrédules. La supercherie semblait fonctionner à merveille.

— Les béorites ont conclu une entente avec les elfes, continua Amos. Nous savons maintenant qui sont nos amis et qui sont nos ennemis. Comme vous le savez sûrement par les légendes, nos pouvoirs sont grands ! Laissez-nous partir et vous ne subirez pas ma colère !

— Un elfe ! s’écria Harald. Et que pourrais-tu faire, petit lièvre excité, contre une centaine de mes hommes ?

Amos recommençait à perdre la maîtrise de ses émotions. Harald était un être irrespectueux et vulgaire, un roi méprisant et suffisant. Le garçon l’avait tout de suite détesté et sa magie, excitée par la haine, commençait à galoper dans ses veines. Un feu brûlant lui chauffait les entrailles. Le porteur de masques se rappela les mots de son maître. Il se remémora également le rêve où son père lui avait dit de se méfier de la colère.

— ALORS, L’ELFE ! hurla le méchant roi, TU NE RÉPONDS PAS À MA QUESTION ? QUE PEUX-TU FAIRE CONTRE CENT DE MES HOMMES ?

Amos avait du mal à respirer. Sentant ce qui allait se passer, Béorf avertit discrètement ses amis béorites du danger potentiel que représentait le porteur de masques. Celui-ci vit encore une fois apparaître le peuple des flammes devant ses yeux. Un petit bonhomme de lave gigotait devant lui en suppliant :

— Soit notre dieu ! Soit notre maître ! Libère-nous… Nous sommes un bon peuple, nous ne ferons pas de mal… Libère-nous !

En sueur et étourdi, Amos s’écroula sur le sol.

— Eh bien ! s’exclama le roi, quelle puissance et quelle force dans cet elfe ! À peine est-il capable de marcher et il me menace de ses pouvoirs !

— Libère-nous ! insistait le petit bonhomme de lave. Vas-y, sois notre dieu et laisse-nous servir ta haine ! Laisse-nous te servir ! Nous sommes un bon peuple, un bon peuple !

Le jeune porteur de masques tremblait. Il tentait de se contrôler, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à la mort de son père, à l’enlèvement de sa mère, à la disparition de Junos et à la sauvagerie des bonnets-rouges. Toutes ces images tourbillonnaient dans sa tête à un rythme fou. Amos avait une terrible envie de faire exploser ce lieu de mensonges, ce royaume de trouillards ! En même temps, il pensait aux enseignements de Sartigan. Dans son délire, le garçon avait l’impression que son maître était là et lui répétait ce qu’il lui avait déjà dit :

— Rappelle-toi, Amos, qu’une fine pluie est bénéfique pour la terre alors qu’un ouragan détruit et ne laisse que le chaos. Tu es la pluie et pas l’ouragan !

— Libère-nous, maître ! ALLEZ ! criait le petit bonhomme de lave. VAS-Y !

— Qu’on lui coupe la tête ! ordonna Harald. J’ai toujours rêvé d’avoir une tête d’elfe sur ma cheminée.

Un homme se dégagea du groupe des Vikings et leva sa hache afin d’exécuter les ordres du roi. Les béorites firent un pas en avant pour intervenir. Amos reprit le contrôle de lui à l’instant précis où la situation allait tourner au carnage.

Le garçon se releva et pointa du doigt son agresseur. Le Viking reçut en plein visage une boule de feu qui fit s’enflammer sa barbe et ses cheveux. Une exclamation de surprise s’éleva dans la salle. Personne n’osait plus bouger. Les yeux fixés sur Amos, les spectateurs virent sa magie à l’œuvre. Un vent puissant défonça les grandes portes et vint souffler avec force dans la salle du trône. Le porteur de masques concentra l’air autour de lui dans un tourbillon. Ses pieds quittèrent soudainement le sol. Amos était en lévitation.

Des trombes d’eau déferlaient maintenant dans la pièce. Cette marée venue d’on ne sait où entrait sans ménagement par l’ouverture des grandes portes. Avec elle, des centaines de kelpies pénétrèrent dans la salle du trône. Ces créatures des mers, mi-hommes, mi chevaux, avaient les membres inférieurs et la tête d’un pur-sang, le torse et les bras d’un humain, une queue, une crinière et trois doigts dans chaque main. Marchant rapidement sur l’eau, ils vinrent s’interposer entre les Vikings et les béorites. Amos, toujours en lévitation, semblait être entré en contemplation. Il fixait le plafond sans bouger, les bras en croix, pendant que le vent le soutenait dans les airs. Puis, lorsque tous les kelpies eurent pris position, le porteur de masque dit au roi, d’une voix qui n’était plus la sienne :

— Je suis Manannan Mac Lir, ton dieu ! Tu te souviens de moi, Harald aux Dents bleues ? Je suis celui que tu as oublié depuis trop longtemps. Je suis celui qui t’a aidé à gagner ce trône, mais qui n’a jamais reçu de prières de remerciements. Je suis celui que tu as trahi en t’associant au dragon. Je suis celui que tu ridiculises en traitant avec les merriens. Je suis celui qui en a assez de toi ! Tu me reconnais ?

Le roi Harald, paralysé par la peur, balbutia quelques mots incompréhensibles.

— Peureux, va ! continua Manannan Mac Lir. Écoute ce que je vais te dire et exécute mes ordres à la lettre. Dès demain, tu rompras toute alliance avec mes ennemis et tu recevras dignement les béorites. Ceux-ci te remettront une cassette pleine de saphirs magiques. Un de tes hommes de confiance amènera aussitôt les pierres précieuses dans ta forge, puis il quittera les lieux et fermera la porte. Il postera un garde à l’entrée afin qu’aucun mortel ne puisse y accéder. C’est ta dernière chance de retourner dans le droit chemin ! Tu feras ce que je te demande ou tu subiras ma colère ! Réveille-toi maintenant !

Harald ouvrit les yeux. Il était dans son lit et le soleil se levait doucement à l’horizon. Le roi hurla :

— GARDE ! GARDE !

— Que se passe-t-il, majesté demanda un garde en entrant dans la chambre.

— Demandez aux commandants de mon armée de venir à l’instant ! ordonna Harald. Je veux que mon conseiller aux affaires d’État annule toute entente conclue avec les armées de la bête de feu ! Que l’on prépare un repas digne de mes plus grandes réceptions et qu’on envoie au large une flotte pour accueillir un drakkar venant du sud ! Et… ET CESSEZ DE ME REGARDER AINSI ET AIDEZ-MOI À M’HABILLER !

Le crépuscule des Dieux
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